Les poils de la cancéreuse 1

 

 

- Je viens vous voir parce que j’ai un cancer.

- C’est normal, je suis cancérologue.

- Ah… je ne savais pas… je croyais que… Vous vous moquez de moi ?

- …

- Bien sûr, je ne vous demande pas de me guérir.

- Je suis pourtant un spécialiste de la guérison des cancers.

- Ah ? Ça peut guérir ?

- Déjà, je suis content de ne pas avoir une vraie fausse frigide de plus. Ça change. Ras le bol des belles jouisseuses hypocrites qui me prennent pour un escort boy. Vous n’êtes pas frigide au moins ?

- Euh… non.

- C’est bien. C’est très bien.

- …mais pour les rapports sexuels, c’est pas trop facile en ce moment… J’ai un cancer de l’utérus.

- L’utérus ? C’est une planète ?

- …

- …

- Ça vous est égal que des gens souffrent ?

- Complètement. C’est pourquoi je fais ce métier.

- On m’avait dit du bien de vous.

- On vous avait dit… C’est dans le passé ? Ou déjà le présent a changé le passé ?

- …

- De toute façon, il ne faut pas les croire.

- Ah…

- Vous vous rendez compte du nombre de questions que je devrais vous poser à un premier entretien ? Sur votre vie… votre enfance… vos expériences amoureuses… vos conjoints, présents et passés… vos enfants… vos parents… votre métier… l’apparition de votre cancer… les soins, l’évolution, les premières tentations de guérison… votre état mental passé et présent… vos souhaits… vos thérapies précédentes… vos idées sur ce qu’est l’hypnose…

Tout ça va ennuyer autant mes lecteurs que moi-même.

- Vos lecteurs ?

- Oui. Et les vôtres.

- Mais je n’écris pas.

- Comment ça ?

- Bah… non.

- Tout le monde écrit sur sa vie. Sinon, comment saurait-on comment elle est ? Comment pourrait-on la raconter ? Ne raconte-t-on jamais qu’une histoire ?

- Le cancer est réel !

- Il est réel dans une histoire. Il aurait pu ne pas être, il pourrait ne pas être. Vous écrivez le scénario, vous lui donnez direction. Certains auteurs sont en panne, ils n’arrivent pas à bifurquer. C’est peut-être votre cas ?

- Vous parlez comme ça à tout le monde ?

- Non. Vous m’êtes sympathique, vous me plaisez. Je pourrais même tomber amoureux de vous.

- N’importe quoi ! Déjà, je suis mariée. Vous me faites du gringue ?

- Pourquoi le ferais-je ? Vous n’êtes pas belle, je ne sais pas encore si vous êtes intelligente, vous êtes une presque morte.

- Je ne comprends plus rien.

- Peut-être voudrez-vous faire l’amour avec moi quand vous serez guérie, ou avant, mais je préfère après.

- Je ne comprends plus rien.

- C’est pour ça que vous êtes là, peut-être.

- Non. Avant, je comprenais, j’étais triste et mal, c’est tout.

- Et maintenant ?

- Je suis désarçonnée.

- Déjà un peu tombée du crabe ?

- Du crabe ? Ah oui…

- Vous aviez mal calé les pieds ?

- J’aimerais en tomber, oui… J’aimerais guérir, j’aimerais tant guérir !

- Vous ne disiez pas ça en arrivant.

- C’est vrai. Je mentais.

- Vous avez des rêves fous. C’est magnifique ! Tous les hommes doivent avoir envie de vous embrasser sur la bouche.

- Non. Pas du tout.

- Vous aimeriez ?

- … sans doute… je serais alors une autre.

- Ce n’est pas la peine. Cette autre est en vous. Il faut la débusquer, lui faire prendre vie, prendre air.

- Et après, je guérirai ?

- Bien sûr ! Vous serez vivante et guérie, même morte. Pour guérir, il faut y mettre beaucoup d’énergie sans même être sûr de rien, pourtant, le lutteur est toujours vivant, il sera toujours vivant là où des vivants sont morts de renoncer, de se laisser aller à d’autres.

- Ils doivent m’opérer et tout enlever dans quinze jours. En attendant j’ai des chimios.

- C’est super !

- Comment ça ?

- Vous vivez des moments extraordinaires.

- Oui… et non… d’autres l’ont vécu.

- …

- Vous pensez que je pourrais guérir ?

- Certains ont connu des rémissions par des thérapies alternatives, d’autres pas. Comment savoir si vous le pouvez ? De toute façon, si vous arrêtiez le traitement et que vous en réchappiez, si les métastases diminuaient jusqu’à peut-être disparaître, je ne voudrais surtout pas que ça se sache. D’autres viendraient là avec un fol espoir, alors que chaque personne diffère, chaque issue est différente. Le choix vous appartient. Profitez d’être vivante et de posséder un choix qui vous appartient. Certains dépriment, laissent le choix aux médecins, et meurent, ou vivent, c’est selon… « C’est trop dur de décider », disent-ils. Ils perdent un des derniers moments d’exaltation. Le choix est confortable, s’il est inconfortable c’est confortable parce que la vie est bonne, que votre cerveau fonctionne, que votre langue fonctionne, qu’avec votre doigt vous pouvez faire un doigt d’honneur ou le signe de oui.

- Il me reste quinze jours.

- Pensez-vous guérir en quinze jours ?

- Je préférerais un mois.

- ..

- Je dis n’importe quoi !

- Vous pouvez. C’est vous l’écrivain. Qu’allez-vous dire aux médecins ?

- Que je refuse toute intervention avant un mois, et que j’arrête toutes les chimios. Je prends le risque.

- Je préférerais que vous preniez l’espoir.

- C’est vrai.

- C’est votre engagement. Personnellement, je ne m’oppose pas à la médecine. Je ne peux pas vous guérir. Je ne suis pas médecin. Les médecins eux-mêmes ne savent pas, bien qu’ils puissent vous tuer impunément. Pas moi. Ah, j’aurais dû être médecin !

- Vous êtes drôle !

- Ce n’est pas ce que dit ma femme.

- Vous avez une femme ?

- Non. Pourquoi ? Rappelez-vous que je ne suis qu’un écrivain. J’influe seulement sur le scénario.

- Oui… c’est moi qui décide.

- Vous êtes plus forte qu’en arrivant.

- C’est vrai, je ne sais pas pourquoi. Je ne me reconnais pas.

- C’est le début de l’hypnose. Vous êtes dissociée. C’est une autre qui s’avance.

- …

- Bien… Vous voulez commencer ?

- Oui.

- Bien. Très bien. Vous avez un poil tout moche, tout terne. Regardez vos bras.

- C’est vrai.

- On voit la santé des animaux à la qualité de leur poil. Je vous ai déjà dit que votre cancer n’entrait pas dans le champ de mes compétences. La seule mission que je pourrais accepter de votre part, si vous le désirez, est que vous retrouviez une belle qualité de poils. Est-ce que ça vous va ?

- Ça peut m’aller, oui…

- À quel rythme voudriez-vous que l’on se voie ?

- Je ne sais pas … il y a urgence. Tous les jours peut-être… ou… tous les deux jours…

- …

- …

- Si on se voit tous les jours, vous n’aurez pas le temps de faire un travail personnel. Votre inconscient doit travailler, quoique je n’aime plus ce mot. Disons que des ressources en vous doivent s’activer. Rapidement. Prenez ça comme un sprint entre vos métastases et vos ressources. Elles doivent s’activer rapidement, pourtant sans précipitation, à leur rythme, elles peuvent aussi faire varier la vitesse de l’ennemi, ou sa perception de vitesse… le terrain de jeu est vaste, les règles à réinventer à chaque instant. Quel enjeu passionnant. ! Quelle qu’en soit l’issue, vous gagnerez.

- …

- Tous les deux jours, me suggérez-vous. Comment savoir ? Peut-être qu’une seule séance suffira. Ou non. Je suis prêt à n’en faire qu’une, ou dix par jour si besoin. Je peux annuler tous les autres rendez-vous, je peux partager votre lit pendant un mois, ou vous revoir au bout de ce mois. Le champ est ouvert. Comme l’on dit dans les jeux americano-nippons, « game over ». Le voulez-vous?

- Oui.

- Plus fort!

- Oui!

- Plus fort!

- Oui !

- What do you answer to « game over » ?

- Yes!