L’extrême amoureux 1

 

- Docteur, je vous ai vu il y a deux ans peut-être, c’est long et court, pourquoi ai-je arrêté de venir... je ne sais pas… enfin me revoilà. Vous vous souvenez ?

-…

- Je voulais savoir si je devais quitter ma femme. Je me souviens encore de mes mots : « Je perds mon temps avec elle, on ne partage rien, nous sommes deux solitudes dans le lit, deux étrangers. Elle est intouchable, se calfeutre dans sa portion de couette. Elle pourrait habiter une autre ville, un autre pays, un autre monde. « Ne se demande-t-elle pas la même chose ? » m’aviez-vous rétorqué. « Comment saurais-je… Non, je ne crois pas. Elle doit être résignée. Elle n’existe qu’en critiquant… »

J’ai continué longtemps à vous parler d’elle, en mal, décrivant sa laideur, son intense bêtise, sa mauvaise odeur de pieds, son absence de créativité, de fantaisie, d’humour… je n’arrêtais pas. J’ai eu la faiblesse, un jour, de vous demander si j’aurais raison de quitter une telle créature, une immonde comme elle. Vous m’avez rétorqué : « Je vois comme elle vous occupe… Certains parlent indéfiniment de leur mère, vous, c’est de votre femme. Vous retournez le fait de la quitter comme un bonbon dans votre bouche, qui a peut-être perdu son goût, mais occupe encore l’espace. La quitter serait se retrouver la bouche vide, et se demander comment la remplir à nouveau. »

Je me souviens vous avoir demandé si j’étais lâche. J’avais encore beaucoup d’amour-propre, ou un amour-propre trop grand pour ma condition, une voiture de luxe pour un smicard. Le malheur vient toujours de l’écart entre rêve et réalité.

« Si je coupe mes liens, serai-je libre ? » vous avais-je encore demandé profitant que pour une fois vous soyez disert. « Si je coupe mes liens, serai-je libre ? » « Vous êtes libre. Vous pouvez couper vos liens et vous ne le faites pas. Le vrai prisonnier ne peut pas quitter sa prison. De quoi vous plaignez-vous ? De votre liberté pesante ? De votre trop grande liberté ? »

Je suis resté avec ma femme et ne vous ai plus revu, jusqu’à aujourd’hui. L’heure est encore grave, ou dérisoire, comme ma vie.