La prostituée 1

 

 

Une femme, prostituée, me dit en premiers mots : « Je voudrais m’allonger chez vous. »

Elle s’allongea face à moi, me montant sa culotte. Puis, réalisant une certaine indécence, se retourna, ne me dévoilant plus que ses cheveux.

- C’est vrai, on n’est pas au travail.

- Pour certains, ce lieu est aussi une salle de travail.

Sa langue parlait aisément tandis que son dos était contracté. Devais-je l’écouter ou d’abord lui masser le dos ?

Les vrais psys diraient que les mains du psy sont dans sa langue, qu’il masse avec des mots ou des silences. J’avais pris une autre voie.

Je m’approchais.

- Votre langue ment, ou ne ment pas. Elle est décrochée.

Je lui massais le dos, les vertèbres cervicales plus précisément, puis, quand le temps vint, je lui massai le crâne. On perdait la notion du temps et de la parole. Elle pleura, sans savoir pourquoi. Elle s’étonna de ne pas savoir, se retrouva bébé qui pleure dans son bain, sans manque, sans faim, sans couche à changer, sans douleur.

- Il pleure de solitude, suggéra-t-elle, mais ces mots-là n’expriment pas bien les pleurs. Il pleure de se relâcher, d’être sans défense. Il pleure d’être aimé. Il pleure d’être touché.

Aucun des mots n’allait. Elle pleura sans mot. Puis dit : «  ça me coule sur les seins, je pleure aussi des seins. »

- Demain, on parlera peut-être, suggérai-je.

- Oui, nous ne sommes pas pressés. Il faut que ça mûrisse.

Elle me précisa ne pas savoir de quoi elle parlait. « Je suis plus légère » ajouta-t-elle.

Elle partit pieds nus, tenant à la main de belles chaussures qu’elle ne voulait pas remettre à cause de ses talons trop hauts. Elle avait tant à dire qu’un seul jour ne suffisait pas, il faudrait attendre demain.

Pourtant, pendant des mois, elle ne dit plus rien. Je la massais, ou ne la massais pas. Rien ne m’obligeait.

Puis un jour, sa parole coula. En vrille, en boucle, en bas, de la baffe à la chatte, du premier viol à des bougies d’anniversaire. Elle s’écoulait comme un volcan, elle écoulait en fusion et bien sûr dit « je me lave ». Elle rit d’entendre ses mots jouer. « C’est bon d’avoir quatre ans » dit-elle en enchaînant sur l’année de ses quatre ans. « C’est bon de se voir reprendre pied, reprendre vie. »

- Que puis-je faire maintenant ? demanda-t-elle un jour. J’ai envie de décrocher.

Je lui tendis le téléphone. Quel numéro composer ? Qui sera au bout ?

Elle avait l’impression que sans bite d’homme en elle, elle était vide.

- Est-ce que tout est à recommencer ?

- Tout est à renaître. Au début, la virginité embarrasse.

- Elle embarrasse ou elle protège ? L’a-t-on à céder ou à défendre ?

Maintenant, vidée d’avant, elle s’interrogeait sur son nouvel état.

- Suis-je vidée, vivante ou morte, comme un poulet ?

Elle ne sentait pas la virginité, se voyait plutôt opérée d’une « totale » comme on disait par le passé quand, à la ménopause, des chirurgiens ôtaient tout l’appareil génital des femmes.

Elle devint agressive.

- Vous m’avez fait une totale ! Je ne suis plus une femme.

Je ne sais pas pourquoi je parlais de chirurgie plastique, de musulmanes qui se faisaient recoudre un hymen pour rentrer vierges au pays. Je ne pouvais plus la toucher. Je l’écœurais.

Je décidais de prendre sa place. Quand elle vint, je m’allongeai sur le divan. Je lui demandai de prendre mon fauteuil.

- Réparez-moi. C’est moi qui parlerai.

- Mais je ne sais pas le faire. C’est trop dur.

- Improvisez. Ayez de l’empathie, cherchez la voie, le son. C’est ça, trouvez le son de la maman.

- Mais je n’ai jamais été mère.

- Devenez-le. Je suis un petit garçon impuissant sans sa mère. Je suis aussi un garçon impuissant avec sa mère. Où est la vie ? Où est le chemin ?

- C’est trop dur.

- Je vous lâche. Aidez-moi !

Plusieurs séances passèrent où elle ne dit rien. J’insistais pour qu’elle revienne. Après tout, c’était moi le client ! Elle venait, fût-ce à contrecœur, et je la payais.

Un jour, elle pleura.

- Il faut que je vous dise. J’ai décroché. Je gagne maintenant ma vie en écoutant les autres filles. Elles insistent pour me payer, et me parlent. De plus en plus. Et puis aussi des macs me parlent. Et puis aussi, quand ils ont su, des policiers. Je leur ai précisé que je prenais payer pour ça et, incroyable, ils me paient. En riant d’abord, puis ils ne rient plus. L’autre jour, un commissaire que je connais bien, m’a convoquée. Il a parlé, et payé. Il m’a dit, vous ne répétez rien, vous êtes liée au secret professionnel.

J’ai appris que ça durait depuis trois mois, depuis qu’on avait changé de place.

- Je ne viendrai plus, dit-elle en pleurant, mais on pourra de temps en temps prendre le thé ensemble.

J’avoue que je pleurais aussi. Je pleurais sur mon divan.

- Je viendrai peut-être vous consulter, lui dis-je.

- Oh non pas ça !

Elle avait peur d’un inceste.