Pléonasme* contre oxymoron** 

Les mondes dépliés et impliés de David Böhm

 

Ordre et degré. Puis pléonasme et oxymoron.

D’un côté la redondance, cette boucle linéaire qui rassure le réel, de l’autre la fusion antagoniste, archaïque et transcendante.

Cette phrase obscure tire un rideau et invente une nuit noire. Restons-y. Fermons les yeux pour mieux voir. Peu à peu, cette nuit devient étoilée. Ne pas croire savoir où l’on va, et être à destination, pleinement plongé dedans.

 

Lecteur, tes pas, déjà, marchent sur deux mondes.

Un monde plus ou moins linéaire,

dans tes habitudes de physique traditionnelle,

où un trou est un trou et la ligne droite bien rectiligne,

et un autre  plus confus qui devient pourtant clair quand tu es dedans,

un monde quantique plus difficile à partager

car dès que tu formules ce que tu observes, 

ce n’est plus.

 

Le physicien anglais David Böhm parle du monde déplié de notre existence ordinaire face au monde implié ( ou impliqué) hors de notre perception courante.

Lecteur, ta sensibilité grandit au fil des paragraphes. Tu repères de mieux en  mieux ce qu’est la position quantique, cet état instable et stable où s’unissent deux états contradictoires.

Tu crois que ceci se passe en ce moment. Je tends cette perche pour te parler « d’aujourd’hui », mot rassurant qui se répète en lui-même. Le monde linéaire de celui qui l’emploie est  toujours « pléonasmique ».

Aujourd’hui, même s’il a perdu son caractère de pléonasme (mais on ne perd jamais rien),  il reprend l’ancien  « au jour d'ui », « le jour où l’on est.

Cette redondance se triple même dans la désormais formule courante :: « au jour d’aujourd’hui …»  La notion de jour apparaît alors trois fois.

Il suffirait de dire : « à ce jour ».

Bergman et Luckmann, deux grands spécialistes de la sociologie phénoménologique, ont expliqué que le sens de l’univers dans lequel nous vivons était maintenu par la conversation.

Mihaly Csikszentmihalyi  les cite dans son livre « Vivre » : « Lorsque je dis à une connaissance : - Belle journée, n’est-ce pas ? je ne transmets pas une information météorologique, elle le sait aussi bien que moi, mais je réalise plusieurs buts non formulés : je reconnais son existence, j’exprime mon désir d’être amical, je réaffirme l’une des règles de base de l’interaction dans notre culture (parler de température est une manière commode et sans danger d’établir un contact) et, enfin, je valorise un trait partagé par tous en disant que la journée est belle. Sa réponse « oui c’est bien » contribuera à mettre l’ordre dans mon esprit.

Au-delà de ces phénomènes sociologiques, et c’est là qu’est l’intérêt, Berger et Luckmann affirment que sans la reformulation constante de l’évidence, les gens se mettraient à douter de la réalité du monde dans laquelle ils vivent. 

Alors, pour douter encore moins, le « au jour d’aujourd’hui » triple l’évidence de ce jour. Il rend bien stable le fait d’être vivant, et planté là, avec l’autre qui me renvoie qu’il est aussi planté et que nous le somme ensemble et l’un par l’autre.

Ce champ « pléonasmique » contrecarre la peur d’un quotidien qui pourrait s’effriter.

 

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Un jour, ça ne va pas.

Tant que « ça va » pourquoi changer ? La redondance et la platitude sont de confortables couvertures. Cyrulnik dirait : « on ne devient pas normal impunément. Seul le fracas nous contraint à la métamorphose ».

Le vertige, qui soudain est là, cherche un salut par la métaphysique. Le pléonasme quotidien de l’aujourd’hui ne suffit plus. Une peur a émergé, une détresse. Une faille a fendu le sol par laquelle se crée l’oxymore.

 

Avant le nouveau moment de paix où les contraires fusionneront,

l’état est totalement instable. 

Les ingrédients sont là sans que la mayonnaise soit prise.

Puis  la cuillère  magique unit  les éléments disparates ;   

la « beauté laide », « l’idiote pensante », et « le penseur inculte »

deviennent alors des matières lisses.

 

Les personnages du dessinateur Sempé*** naissent  de ce choc des contraires, de l’infiniment grand et de l’infiniment petit. Ils s’inventent et se perdent dans un moment où la pesanteur s’unit à la grâce.

Des questions métaphysiques bien au-dessus de leur condition de personnages minuscules, au propre comme aux figuré, s’échappent de leurs bouches hors de toute conscience.

Un dessin présente deux hommes nantis, pieds dans l’eau, qui dissertent du vertige de la perte : « On nous l’a répété : Dieu est mort. Donc plus de métaphysique. Qu’est-ce qu’il en reste. L’homme et la nature. Avec ça on ne va pas loin. »

Plus loin, deux femmes minuscules sont assises à côté d’un château de plus de cent pièces : « Je bavarde, je bavarde, mais j’ai mon ménage à faire » réalise l’une d’elle.

L’insolite, le coq à l’âne. Sempé tire au trait ces esquisses perdues dans un monde immense et étriqué. Défilent des petitesses infinies sous des voûtes célestes, des peurs sereines, des mouvements immobiles, des soleils noirs sans mélancolie… Cyrulnik  pourrait décrire ces personnages comme des oxymorons révélateurs de la division intérieure de l’homme blessé, d’une cohabitation du ciel et de l’enfer, d’un bonheur sur le fil du rasoir.

L’homme est plongé dans le vertige d’une cohabitation de l’absence et de la présence. Après « l’humide étincelle » de Verlaine, « la pluie stérile » de Mallarmé, « le prêtre incrédule » de Balzac… Sempé dessine le célèbre physicien quantique Schrödinger, inventeur du chat vivant et mort dans un même temps, se faisant simplement cuire un œuf à côté d’une immense équation.

La position quantique implique d’être et ne pas être en même temps : le choix possible « d’être bien », à un moment donné, pourra faire pencher le fléau de la balance. 

Ce choix, à la base de cet ouvrage, se retrouve exactement chez Cyrulnik****, en tant que premier facteur de résilience : « Un malheur n’est jamais merveilleux. C’est une fange glacée, une boue noire, une escarre de douleur qui nous oblige à faire un choix : nous y soumettre ou le surmonter. La résilience définit le ressort de ceux qui, ayant reçu le coup, ont pu le dépasser. L’oxymoron décrit le monde intime de ces vainqueurs blessés ».

Résumons simplement ce paragraphe : la façon de se mouvoir dans l’espace « oxymorien »  influe toujours sur la perception du monde « pléonasmique », donc sur son déroulement.

 

*Pléonasme : répétition, dans un même énoncé, de mots qui ont le même sens.

**Oxymore (ou oxymoron) : figure de style qui réunit deux mots en apparence contradictoires. Exemples : un empereur misérable, une ravissante souillon…

*** Sempé, in « Hors-série Philosophie magazine /Sempé » et Bourrasques et Accalmies, Editions Denoel / Martine Grosseaux

**** Boris Cyrulnik « Un merveilleux malheur » Editions Odile Jacob